- Le destin a écrit:
- 2004 Naissance à Rome de Gian au sein de la famille Borgia, chasseurs de l’Église de père en fils.
2012 Révélation. Remise en question de la mission confiée par le Vatican.
2013 Gian est retiré de l’école. Son oncle est envoyé en Angleterre pour organiser la toute nouvelle branche britannique de la Ligue.
2015 Pour le soustraire à l’enseignement commun, on fait domicilier Gian dans la cité vaticane.
2018 Entrée au petit séminaire, qui forme en secret les futurs chasseurs du Saint-Siège.
2021 Fondation de la Shakespeare School. Fermeture du petit séminaire, qui fusionne avec la nouvelle institution.
2025 Sort de la Shakespeare School avec les honneurs. Retour au Vatican pour le grand séminaire.
2029 Prononce ses vœux mineures. Est affecté à l’archidiocèse de Westminster pour son année diaconale. Intègre officiellement la Ligue.
2030 La guérilla gagne en intensité. Gian commence à se faire connaître, mais est capturé et torturé par des confréristes. Sauvé par les Vespucci, il s’attache à Alba et se fait passer pour mort pour continuer le combat à leurs côtés.
2035 Gian demande Alba en mariage. Tancredi transforme l’heureux élu et l’adopte officiellement. L’union est célébrée quelques mois plus tard.
2114 Callixte rencontre Katel. Il en tombe amoureux.
2118 Katel se fait mordre par un loup-garou. Callixte veut tout de même s’unir à elle mais un interdit pèse toujours sur le mariage inter-race.
2119 Callixte écrit des pamphlets de plus en plus virulents contre les opposants à la mixité. Les Tudor sont visés. Il se fait arrêté sous un faux prétexte. Tancredi vient se porter garant et se fait condamner à mort en même temps que lui. Gian et Alba quittent la Grande Bretagne en jurant de se venger.
2163 Retour en Grande Bretagne.
Borgia. Un nom, un symbole, une légende qui traverse les siècles sans jamais faiblir, sans jamais faillir. Le sang chaud de la Méditerranée coule dans nos veines, mais la blondeur de nos cheveux, la carrure impressionnante de nos fils témoignent aussi d’une ascendance guerrière venue du Nord (peut-être wisigoth ?). Les frasques de nos premiers ancêtres à avoir foulé le sol romain font encore parler d’eux, mais bien des siècles se sont écoulés et les temps héroïques des enfants d’Alexandre VI étaient révolus quand je suis né. La passion était intacte, mais elle avait mûri et trouvé une place stable dans l’arène vaticane.
Si l’on entendait plus parler des Borgia à l’aube du XXIe siècle, c’est d’abord parce que le nouveau pouvoir des Borgia requérait une discrétion à toute épreuve. Avec une poignée d’autres familles plus ou moins anciennes de la péninsule italienne nous constituions la réserve principale d’une armée d’élite sous l’autorité directe du Pape. Notre mission était sainte, notre éducation impeccable. Nous apprenions les lettres et le Verbe de concert, par l’étude de la Bible, mais aussi d’autres secrets. Le monde magique, les enfants de mon âge apprenaient à le connaître sans même s’en douter, par l’intermédiaire des films tirés de la saga de Rowlings. Moi je l’avais en prise directe, par les récits de mon père, de mon oncle, ces secrets qui ne se racontaient qu’entre les membres de notre lignée mâle. Parfois l’un ou l’autre partait brusquement, quelques jours, quelques mois, pour une mission d’une précision chirurgicale. Les cibles étaient rares, choisies avec minutie et prudence pour le danger imminent qu’elles représentaient pour le monde chrétien, mais elles étaient toutes éliminées sans bavure ni témoin. Les autorités sorcières elles-mêmes, qui avaient un pacte de non-ingérence avec le Saint-Siège, ignoraient tout de l’existence de cette milice, ni vraiment ennemie, ni vraiment amie. Juste là pour vérifier que les sorciers tenaient leur promesse de ne pas laisser leur univers nuire à ceux qui n’avaient pas les armes pour s’en protéger. Ce qui leur échappait, c’était nous qui nous en occupions.
C’était un équilibre fragile mais bien installé, basé sur des dynasties restreintes d’hommes entraînés dès le berceau à cette sainte mission. Nous n’avions rien besoin de plus et tout allait pour le mieux, comme dans le meilleur des mondes – puis il y a eu la Révélation.
J’avais huit ans. Je savais déjà ce qu’était un vampire, un loup-garou, comment ils pouvaient nous tuer mais aussi comment exploiter leurs faiblesses. Ma mère et mes sœurs restaient fascinées par le téléviseur, elles pinaillaient de ces commentaires stupides dont elles avaient le secret. Elles ne comprenaient pas, mais elles ne savaient pas grand-chose non plus. J’ai levé les yeux vers mon père, soucieux, mais son visage restait fermé. L’équilibre était rompu, notre ordre ne pourrait plus jamais fonctionner comme avant. Dès le mois suivant on m’a retiré de l’école pour faire mon éducation à domicile. Question de sécurité : j’avais peut-être été formé à la discrétion, mais pas face à un public qui ne parlerait que de ce sujet durant des mois et des mois. C’était trop de responsabilité pour un enfant de mon âge que d’espérer ne jamais laisser deviner que j’en savais plus que les autres.
C’est dans cette même logique que mon père m’a fait domicilier avant mes onze ans au Vatican même, là où l’« enseignement commun » ne concernait aucun enfant de sorcier. On a prétendu que j’avais eu une visite d’un ange, qui m’avait demandé de venir chaque jour réciter des versets de la Bible devant la tombe de Saint Pierre. Mes cousins et mon frère, plus jeunes et donc moins instruits, ont eux pu poursuivre une scolarité presque normale. L’éducation était en fait la même, mais elle taisait son nom derrière des mots comme « prestige » ou « excellence ».
Dès que j’en ai eu l’âge j’ai rejoint le « petit séminaire ». Officiellement il s’agissait d’une école préparatoire élitiste, vouée à former de futurs candidats aux hautes fonctions cléricales (bien que le débouché ecclésiastique n’ait théoriquement rien d’obligatoire), mais dans les coulisses c’était une tout autre affaires. L’enseignement obligatoire y était bien sûr pourvu (aussi bien et sans doute même mieux que dans d’autres établissements italiens), mais ce qu’ils appelaient « temps libre » dans l’emploi du temps n’en était pas. Nous étions peu nombreux (jamais plus d’une dizaine en même temps, toutes années confondues) et nous entraînions jour après jour sous la direction de certains des meilleurs moines-combattants de l’Église.
Cependant la tension prenait de l’ampleur et plus d’un murmurait que si l’ancien système formait sans aucun doute des combattants sans pareil, il n’était plus suffisant pour répondre à la menace magique grandissante, surtout depuis que le massacre de la voie neuf trois-quarts avait enflammé les passions. Parmi les projets de réforme proposés c’était celui de mon oncle (installé dans les îles britanniques depuis quelques années déjà) qui l’a emporté : le petit séminaire a fermé ses portes et élèves comme professeurs ont intégré la flambant neuve Shakespeare School. Sorti parmi les meilleurs de la promotion (mais j’avais de l’avance), je me suis immédiatement vu proposer une place de choix dans la Ligue. J’ai décliné, à la surprise de tous.
J’étais prêt physiquement, intellectuellement, sans aucun doute possible, mais il me manquait encore quelque chose pour être un parfait soldat du Christ : la spiritualité. Cela pouvait sembler paradoxal de la part d’un homme qui avait lu et relu la Bible depuis sa plus tendre enfance, mais je ne me sentais si saint que cela. Mon oncle s’est esclaffé qu’on n’avait pas besoin d’être un saint pour combattre le Mal. C’était vrai, dans l’absolu, mais j’ai préféré me taire sur le moment. Si je voulais être saint, c’était parce que je n’avais aucune envie de finir gestionnaire – car c’était bien la place qu’il occupait dans la lutte.
Mon père, lui, était plutôt soulagé de me voir de retour au Vatican, d’autant plus avec des ambitions aussi nobles. Il commençait à désespérer de me voir décliner tous les partis qu’il me présentait à chacune de mes permissions (ces filles étaient bien gentilles – et sans nul doute désirables –, mais passé les civilités d’usage nous n’avions plus grand-chose à nous dire)… En fait je crois même qu’il me soupçonnait d’être moins catholique que je n’en avais l’air. À défaut d’un beau mariage un sacerdoce librement choisi ne pourrait qu’honorer notre famille.
Je n’entendais pas être un simple prêtre, mais un véritable guerrier saint sur le modèle des moines qui m’ont formé. Tout naturellement je me suis orienté vers les formations d’exorcisme et de prévention du Malin, mais aussi vers une réflexion profonde sur le sens de notre mission, sur la nature de nos alliés, de nos ennemis. Retracer leur évolution serait trop long, mais son résultat final se basait en fait sur des principes assez simples : le Mal était une fonction, non une nature. Tout être naissait enfant de Dieu, faillible parce qu’Il l’avait voulu ainsi, mais aussi candidat à la salvation en fonction des actes qu’il posait, de l’esprit dans lequel il les posait. L’ouverture de la Ligue aux loups-garous et aux vampires (qui m’avaient pourtant profondément dérangé à l’époque) me semblait dès lors non seulement possible, mais souhaitable. La magie, en revanche, méritait quelques réserves. Les origines de cette force n’étaient pas claires, elle pouvait donc aussi bien être l’œuvre de l’Ennemi pour corrompre les esprits et les pousser vers l’orgueil – les plus grandes menaces dont le Vatican ait gardé la trace venaient du monde sorcier. En soi malgré quelques affirmations sulfureuses (l’assimilation des créatures aux enfants de Dieu a échappé de peu à l’accusation d’hérésie, la thèse n’a d’ailleurs jamais été publiée par peur d’une récupération), le raisonnement n’avait rien de révolutionnaire en regard des pratiques de terrain. J’avais cependant besoin d’y arriver par mon propre cheminement théologique pour embrasser pleinement ma vocation.
À l’égard de mon parcours antérieur (qui avait déjà plus que pourvu à ma formation intellectuelle) et de mon nom on ne m’a imposé que quatre des cinq années de séminaire exigées par le droit canonique avant de me faire prononcer mes vœux mineurs, peu après mon vingt-cinquième anniversaire. Selon le vœu de ma famille j’ai été affecté pour mon année diaconale à l’archidiocèse de Westminster, d’où je pouvais commencer à participer aux actions de la Ligue sous la direction de mon oncle. Il m’a bien sûr accueilli les bras ouverts, mais en privé il m’a bien fait comprendre que c’était lui le tacticien sur ce terrain et qu’il espérait que je n’avais pas l’intention de mettre en avant ma prétendue « sainteté » pour critiquer ses tactiques d’approche devant ses hommes. Il faisait je crois référence au massacre de Kingcross,
son chef-d’œuvre, que j’avais condamné au détour d’une de mes argumentations du fait qu’il avait ciblé des innocents à peine initiés aux arts magiques. L’attaque ne m’a pas moins surpris, cette histoire avait presque dix ans et à ma connaissance la Ligue ne s’était plus fourvoyée de la sorte depuis. Apparemment ma réponse ne l’a pas rassuré autant que je l’aurais voulu. Le terrain m’apprendrait bien assez tôt les règles du jeu, qu’il disait. À ses yeux je n’étais qu’un enfant de chœur qui n’avait que trop traîné sur les bancs de l’école.
Il n’avait pas tort, mais peut-être pas dans le sens qu’il le croyait.
Les premiers temps ont été relativement tranquilles et j’ai eu tout le loisir de me faire la main en soutien dans divers groupes, pour des missions plus ou moins mineures. C’était tout de même lors d’une de ces escapades que j’ai tué mon premier sorcier, un partisan de la Confrérie qui nous avait attiré dans une embuscade. J’espérais avoir prouvé là mon savoir-faire et ma détermination, mais il y avait toujours une certaine défiance du côté de mon oncle. Alors j’ai attendu et exécuté aussi bien que je le pouvais les tâches qu’on m’attribuait, pour ce qu’elles valaient.
Finalement je n’ai pas dû ma pleine intégration à mes propres actions, mais aux circonstances : en l’espace de quelques mois les deux camps se sont à nouveau embrasés et la Ligue avait besoin de toutes les forces disponibles pour tenir la cadence. J’ai compris que c’était le moment ou jamais de montrer de quel bois j’étais fait, je me suis donné sans compter, sans concession, je me suis porté volontaire à chaque fois qu’il en manquait et n’ai pas un seul moment reculé avant qu’on m’en donne l’ordre formel. À force je pense avoir gagné un certain respect aux yeux de certains, en tout cas assez pour me faire un début de prénom vers le milieu de l’été. C’est à ce moment-là que tout a dérapé.
Ce qu’il s’est passé exactement, je n’en sais fichtrement rien. Est-ce parce que j’ai été neutralisé dans les premiers ou que j’ai reçu un coup trop important dans la bagarre ? le résultat était le même : je me suis réveillé à la merci d’un groupe de confrériste sans aucun souvenir de ce qui avait précédé. L’un d’eux était legilimens. J’avais été formé à sentir les intrusions. Ainsi qu’à y répondre. En quelque sorte. Entre deux coups c’était une autre histoire. La douleur était atroce, on nous entraînait à la supporter mais rien ne pouvait préparer à un authentique doloris. Ils connaissaient mon nom, j’ai cru entendre plus d’une insulte contre les Borgia. Le reste est un maelström insondable, une torture sans fin à laquelle je ne réagissais plus que par réflexe. J’avais de nouveau huit ans et je récitais la Bible devant la pierre rouge qui marquait l’emplacement du tombeau de Saint Pierre. Sur ce livre révélé se concentraient toutes mes pensées, toute ma douleur, toute mon existence. Même quand ils avaient cessé de frapper ils continuaient à s’écouler de mes lèvres en charpie.
J’en étais au
Cantique des cantiques quand j’ai senti un liquide poisseux contre mes lèvres. J’ai mis un moment à comprendre, ma vue s’éclaircissait mais j’étais comme pris de vertige. Une femme était penchée sur moi, elle nettoyait mon visage avec un chiffon humide. Son contact me rendait fou. J’ai eu un mouvement de recul, mais des liens me retenaient solidement. Elle les a défaits d’un seul coup, avec une force insoupçonnable de la part de ses mains délicates. Derrière elle mes tortionnaires gisaient, pâles comme la mort. L’un d’eux avait la carotide éclatée.
« Vous êtes un vampire. »C’était une constatation plus qu’une question, mais elle y a répondu en toute franchise avant de me demander mon nom. J’étais hésitant, plus que méfiant. Dans ce climat de guerre on ne pouvait faire confiance à personne. Je lui ai d’abord demandé qui elle était et ce qu’elle faisait là. À son air ça a dû la vexer, mais elle y a répondu : elle s’appelait Alba et elle était venue sauver un pauvre prisonnier des griffes des confréristes. Puis elle m’a demandé si j’étais sourd. Par prudence je m’en suis tenu au surnom qu’on me donnait en famille : Gian. Elle m’a proposé de m’emmener où je le souhaitais, mais j’étais trop tendu pour réfléchir à cela. Tendu jusque dans le pantalon, à ma grande honte, le détail ne lui a pas échappé. Elle a dit de ne pas m’en faire, que ce n’était qu’un effet secondaire du sang. Je me suis retenu de rétorquer que je le savais déjà (ça et sans doute bien d’autres choses qu’il valait mieux que je garde pour moi), mais j’ai accepté son bras quand elle m’a relevé. Le sang de vampire avait de puissantes vertus curatives, mais je restais un peu étourdi.
Deux autres l’ont bientôt rejointe, pour me proposer à nouveau de faire la navette. Je ne pouvais pas me permettre de les mener à un avant-poste de la Ligue, mais si je pouvais retrouver un début de civilisation il ne me resterait plus qu’à contacter quelqu’un pour me faire récupérer. Je suis donc monté dans leur véhicule pour aller au village le plus proche, mais nous n’avions pas fait deux cents mètres que j’ai été pris d’une douleur atroce. J’ai dû leur hurler de faire demi-tour avant que ma tête n’explose (au sens littéral du terme). Ces saletés m’avaient jeté un sort pour prévenir toute évasion, sort qui perdurait apparemment à travers la mort de son lanceur. Aucun de nous ne pouvait user de magie, il n’y avait rien à faire à part attendre que les effets se dissipent d’eux-mêmes. Mes sauveurs ont décidé de veiller sur moi plutôt que de gâcher leurs efforts à laisser d’autres confréristes me cueillir dans ma prison.
Les deux hommes sont partis chercher des provisions, la femme est restée. À leur retour ils m’ont annoncé qu’ils cherchaient justement un compagnon humain pour former un commando mixte. L’offre était troublante, mais logique de leur point de vue : j’avais selon toute vraisemblance perdu mon groupe de chasse (j’avais raconté à Alba que mes compagnons étaient morts, ce qui était sans doute vrai) et je ne pouvais me permettre de me lancer en solitaire dans mon état. Après hésitation j’ai accepté d’en discuter. À défaut d’être en mesure d’accepter, je pourrais en apprendre plus sur eux en vue d’un éventuel recrutement. Et pour apprendre, j’en ai appris.
Albana, Callixte et Tancredi Vespucci formaient un clan de vampire de tradition pacifiste, qui s’étaient opposés par deux fois au mage noir Voldemort et n’avaient que peu apprécié le manque de reconnaissance des sorciers anglais, qui les ont tous pourchassés sans distinction dès la guerre finie. Depuis ils roulaient pour eux, avec pour cible principale cette Confrérie qui avait succédé aux mangemorts et massacrait aussi bien les simples humains. Alba, surtout, m’intriguait. Spontanée, cultivée, guerrière dans l’âme et pourtant tellement féminine, elle ne ressemblait pas aux femmes que j’avais connu jusqu’à présent. Elle arrivait même à me faire rire, moi qu’on avait toujours trouvé trop sérieux pour mon propre bien. Un mot d’elle pouvait me faire passer du feu à la glace, de la glace au feu.
Dès la deuxième nuit, après un repas tout ce qu’il y avait de plus cordial en sa compagnie, elle m’a avoué de but en blanc qu’ils savaient qui j’étais mais qu’ils avaient espéré que je l’avoue de moi-même. J’en étais mortifié. J’ai tenté de lui expliquer que ce n’était pas contre eux, que ce n’était qu’un réflexe, une question de sécurité, mais je ne devais pas sonner très sincère. Il y avait de la déception dans ses yeux. Avant que je n’ai pu réagir elle a posé ses lèvres sur les miennes et est sortie prendre l’air. Pendant un bon moment je n’ai plus su même bouger.
Par la suite elle a gardé ses distances, mais la tension était là, présente à chaque instant, et malgré moi je me trouvais à continuer à faire la sieste le jour pour mieux honorer mes protecteurs de ma présence la nuit. Elle ne parlait plus mais elle était là, à écouter les longues conversations que je pouvais avoir avec son père Tancredi, ponctuées par les remarques acerbes du jeune Callixte. En leur compagnie je pouvais me laisser aller comme je ne l’avais jamais fait auparavant.
Au bout de la cinquième nuit elle a enfin rouvert la bouche pour faire remarquer que le sort devait être dissipé maintenant. Je le savais aussi bien qu’elle, mais je lui ai proposé une petite promenade pour le vérifier. Nos chemins se sépareraient bientôt et je ne voulais pas rester sur un froid. Nous avons repris le dialogue là où nous l’avions laissé trois nuits plus tôt, chemin faisant, jusqu’à ce que nous soyons hors de vue de la bâtisse. C’en était donc fini. Mon cœur est devenu lourd à l’annonce de la délivrance, que j’avais pourtant attendue avec impatience jour après jour (mais pas nuit après nuit). C’est alors qu’elle m’a avoué qu’ils commençaient à avoir faim. Je me suis senti idiot, je n’avais pas pensé à cet aspect. Pour me rattraper je lui ai rappelé que j’avais encore une dette envers elle. Son regard s’est allumé, les yeux d’un prédateur, mais pour une fois dans ma vie j’avais décidé de faire confiance. Elle m’avait redonné vie, ce n’était pas pour la reprendre seulement maintenant. Je n’ai pas hésité un seul instant à ouvrir ma chemise pour lui présenter ma gorge.
Les choses se sont compliquées quand, au lieu de s’abreuver directement, elle a suçoté son doigt pour me présenter une goutte de son sang. Contre la douleur. La douleur, je pouvais supporter, j’avais supporté bien pire. Il y avait autre chose, en revanche, qui m’était déjà difficile à soutenir l’esprit clair. Pourtant j’ai fini par fermer les yeux pour laper la perle rosée à son doigt. Un instant plus tard ses crocs s’étaient enfoncés dans mon épaule. Ma bouche était entrouverte et ma main avait glissé sur sa taille. C’est elle qui s’est détachée, avant de se jeter sur mes lèvres toutes prêtes à l’accueillir. Ce n’était pas correct, ni de sa part ni de la mienne (je savais les risques et pourtant je m’y suis jeté corps et âme), mais même en nous confondant en excuses nous ne pouvions couper court à ce contact. Elle m’a demandé si j’étais sûr de ne pas vouloir essayer avant de devenir prêtre (la pureté de mon sang lui avait trahi ma virginité), mais mes vœux mineurs m’imposaient déjà le célibat. Elle ne savait comment me retenir et moi je ne savais comment rester. J’avais ma famille, les Borgia m’avaient peut-être abandonné à mon sort (les Vespucci ne laissaient personne derrière eux) mais ils restaient ma famille. Elle m’a bien proposé de me laisser ses coordonnées au cas où je changerais d’avis et accepterais de chasser avec eux, mais ça ne marchait pas comme ça. Une fois de retour parmi les vivants ma voie serait toute tracée, sans retour possible.
Je voulais essayer, que je lui ai dit, au moins jusqu’à ce que je sache pour sûr si c’était elle ou son sang qui me rendait fou. Si je devais le faire une fois dans ma vie c’était maintenant, tant que je pouvais me prétendre fou. Même si c’était faux. Une goutte ne faisait pas perdre toute raison, elle ne renforçait que des désirs déjà bien prégnants.
Étrangement je m’étais imaginé la luxure légendaire des vampires comme une passion dévorante, une force à vous faire hurler de douleur et de plaisir, mais cette nuit-là et les suivantes Alba était la douceur même. On apprenait à se connaître, sans se presser, sans forcer, tout simplement, sans surenchère. Nous avions déjà nos chasses pour donner libre-cours à la violence qui dormait en nous, une fois à deux il n’était question que d’amour et de tendresse. J’ai
essayé quelques jours, une semaine, un mois, deux mois, trois mois. Au bout d’un an j’étais un Vespucci plus que je n’ai jamais été un Borgia. Ce que j’avais cherché désespérément dans la sainteté, je l’ai trouvée dans l’osmose d’un véritable groupe de chasse où chacun jouait un rôle égal, complémentaire et indispensable à sa manière.
Le conflit s’était calmé, il resurgissait encore par moment mais n’était plus dans cet état de guerre permanente qu’était l’année 2030. J’étais dans la force de l’âge, l’âge idéal et j’aimais Alba plus que jamais. Grâce à de l’argent emprunté à Tancredi j’ai offert à la femme de ma vie une bague de fiançailles lors d’une sortie à deux dans les Highlands. À notre retour on a annoncé notre décision de me faire rejoindre la non-vie, si les autres membres du clan ne s’y opposaient pas. Ils ont de fait accueilli la nouvelle avec enthousiasme.
Après avoir offert une ultime gorgée de mon sang à Callixte et Alba, je me suis installé en tête à tête avec le patriarche, le plus vieil individu encore en vie d’une lignée qui ne comptait plus que deux membres (Cal avait été transformé par un autre). Il était né au début de la Renaissance, son propre maître était un Romain qui avait vu de ses yeux la chute de l’Empire d’Occident. Bientôt j’allais moi aussi devenir officiellement son fils. Comme toujours il m’a offert une goutte de son sang, mais cette fois quand ses dents se sont enfoncées dans mon épaule il ne s’est pas arrêté à quelques lapées sans conséquence.
Pour la première et dernière fois de mes deux vies, j’ai désiré un homme. Abandonné contre son corps, faible, souffrant mais rempli des passions les plus primaires, je serrais les dents pour ne pas laisser paraître la douleur. Je suais, je tremblais, je m’agrippais à lui avec la force du désespoir. Ma main contre son torse mourait d’envie de le caresser, d’apprécier ce corps fin et musclé, mais sitôt elle glissait vers le bas que je me rappelais que j’étais fiancé – et alors je grognais ma frustration pour ne pas gémir. Ce mélange de douleur et d’excitation était indescriptible.
Quand je suis revenu de cet état d’animalité, Tancredi m’a félicité pour mon calme et mon courage. J’avais tellement honte que je ne savais trop comment le prendre, même quand il m’a avoué que ce n’était pas grave, que sa première fille n’avait pas été pudique ce jour-là. Je n’aurais peut-être pas dû lui demander de sortir, j’avais voulu lui épargner un spectacle dégradant et soudain je me sentais malgré moi infidèle. J’ai demandé à la rejoindre. Nous avons passé toute la nuit, toute la journée ensemble, couchés l’un contre l’autre, les yeux dans les yeux. Nous étions pareils, désormais, unis dans la nuit éternelle et bientôt mari et femme. Nos baisers et nos caresses ont peu à peu effacé mon écart, jusqu’à le remettre à sa juste place : une pulsion purement physique qui s’était concentrée sur le premier être vivant à ma portée.
Le temps a passé et a tenu ses promesses, de petites peines et de grandes joies, de disputes parfois mais suivies aussitôt scènes de réconciliation qui réchauffaient le cœur. Un jour Callixte, cet éternel gamin de Callixte s’est assagi entre les bras d’une jeune humaine qui riait à ses blagues idiotes. Je me croyais revenu quatre-vingts ans en arrière, quand moi-même je commençais à faire mon nid parmi les Vespucci : nous discutions tour à tour avec elle, apprenions à la connaître, à l’apprécier, et elle de même. Je voyais de jour en jour leur relation s’affermir et je savais qu’elle allait tôt ou tard devenir notre nouvelle sœur, quand ils se sentiraient l’un et l’autre prêts à s’engager pour l’éternité, puis d’un seul coup le glas est tombé au cours d’une sombre nuit de pleine lune.
Même sans son récit paniqué, la blessure sur son bras était reconnaissable entre mille : aussi bien moi que Tancredi avons reconnu la marque d’un loup-garou du premier coup d’œil. Callixte était fou de douleur, nous de colère – un coup du créateur de Callixte, dont on n’avait plus de nouvelles depuis un bon siècle ? peut-être. À part maudire le ciel il n’y avait malheureusement pas grand-chose à faire : Katel ne deviendrait jamais notre sœur. À défaut notre frère a juré d’en faire sa femme, peu importait qu’il ne puisse l’aimer que le temps d’une vie mortelle. Quand il a appris qu’aucun pays au monde ne reconnaissait le mariage inter-race, c’était comme si la femme de sa vie s’était fait mordre une seconde fois.
Nous nous sommes bien inquiétés, au début, jusqu’à lui proposer une cérémonie dans la plus stricte intimité pour compenser le manque de reconnaissance officielle. Il a fait un sourire (forcé) et a repris sa vie avec Katel là où il l’avait laissée, ou du moins c’est ce qu’on pensait. Quand on a découvert les pamphlets il était déjà trop tard : certains d’entre eux étaient arrivés aux oreilles de la famille royale irlandaise, qui n’a que peu apprécié d’être décrite comme une bande de pervers consanguins qui jouent à qui a la plus longue baguette (et la plus courte braguette…) pour justifier sa politique discriminatoire. Katel et lui ont été arrêtés lors d’une visite à Dublin. Elle a été relâchée, faute de charge, mais Callixte s’est retrouvé avec une foule de chef d’accusation sans queue ni tête. Tancredi est parti pour se porter garant de lui et régler cette histoire comme on l’avait toujours fait entre personnes civilisées, sans violence. Il n’en est jamais revenu.
C’est Katel qui nous a annoncé pour la sentence. Sentence de mort. Nous étions atterrés, mais nous n’avions pas de temps à perdre à hurler notre dégoût, nous n’abandonnions jamais personne et ce n’était pas aujourd’hui que ça allait commencer. Elle s’occupait des armes, moi j’avais été chercher du matériel dans la réserve, mais quand je suis revenu j’ai compris que quelque chose n’allait pas. Elle était en train de raccrocher. Son poing s’est abattu sur la table, qui s’est fendu en deux. Elle était folle de rage, elle jurait de le tuer. Je n’ai pas besoin d’explication pour comprendre ce qui s’était passé.
Devant ses cris hystériques l’inquiétude l’a emporté sur la colère et je l’ai prise par les épaules pour la supplier de se calmer. Foncer dès maintenant était la pire chose à faire. Elle ne comprenait pas. Elle m’a demandé si je n’avais pas de cœur pour rester aussi calme dans ces circonstances. Je l’ai serrée dans mes bras avec l’énergie du désespoir, je n’avais plus qu’elle, je ne pourrais pas supporter de la perdre. Elle ne supportait pas plus de rester à ne rien faire, mais s’ils étaient vraiment morts on ne pouvait plus rien faire pour eux. Juste mourir dans une vengeance décidée dans la précipitation. Notre père ne l’aurait pas voulu. Elle a éclaté en sanglot et moi aussi, comme deux enfants, deux orphelins qu’on était. Nous avons convenu de quitter un moment la Grande Bretagne pour nous faire oublier, mais sans renoncer à notre vengeance. Les Tudor paieront pour l’exécution sommaire de Callixte et Tancredi Vespucci.
Après quarante ans à courir le monde, nous voilà de retour au bercail. Le roi de 2119 est mort, mais son successeur est bien là, aussi crapuleux, aussi lubrique que son prédécesseur. Il se croit à l’abri dans son beau château, et c’est cette sécurité trompeuse qui sera notre plus bel allié quand sonnera l’heure de la revanche…