Le maître vampire Argus est mort, votre majesté. Cette nouvelle la laissait encore dans un état de fureur sans nom. Cela faisait trois vampires morts. Si elle n’avait pas trop réagi pour les deux premiers, la troisième mort la glaçait. Argus. Argus ! Ce vampire était le seul de l’ancien conseil à avoir survécu, car il lui avait prêté allégeance depuis le début, depuis le premier jour où elle s’était opposée à ce que les vampires aident les sorciers. Il était absent le jour où elle était devenue reine des vampires, mais dès qu’il l’avait su, il était revenu lui prêter allégeance à nouveau, et n’avait jamais cherché à lui faire de l’ombre malgré les partisans qui se rassemblaient derrière lui. Et maintenant, il était mort ! Et de quelle manière ? Ecrasé par une carapace de tortue géante ! Ses canines crissèrent l’une contre l’autre quand elle serra les dents. Il était absolument hors de question que ce Gamer, qui qu’il soit, continue de massacrer ses vampires. Il pouvait tuer qui il voulait, surtout s’il touchait les sorciers, mais pour les vampires, il faudrait d’abord qu’il l’affronte. Et tant pis si cela signait la fin de la nuit éternelle ! Elle préférait vivre libre en plein jour qu’esclave de la peur dans l’obscurité ! Et le pire, c’est que des vampires osaient murmurer qu’elle ne pouvait pas les protéger ! Eh bien c’était vrai. Elle ne le pouvait pas, et n’en avait de toute manière pas envie. Si un vampire n’est pas capable de se débrouiller seul, alors qu’il meure. Raison pour laquelle elle ne bougeait pas le petit doigt. Cependant, elle devait servir les intérêts de sa race, et un plaisantin qui s’amusait à jouer aux jeux vidéo avec les vampires ne manquait pas de l’énerver. Et si une chose était sûre, c’est qu’il ne valait mieux pas énerver Merida Prewett.

« Tu y vas alors. »
« Oui. »
« Est-ce que je peux venir ? »
« Non. »

John se rembrunit. Lui aussi savait ce qu’il se passait chez les vampires, et il n’était pas insensible à la colère latente de sa tutrice. Il aurait voulu venir avec elle. L’aider. Merida avait ordonné une réunion des vampires au château de Barbe-Bleue, lieu hautement magique où les vivants craignaient d’aller, de peur de rester coincés dans les ruines reconstituées au lever du jour. Bande d’imbéciles. Et John, lui, voulait accompagner sa tutrice pour aider les vampires dans leur effort de guerre. Elle leva les yeux vers lui, et il ressemblait tellement à son créateur qu’elle se sentit obligée de lui apporter une justification.

« Il y aura des vampires partout, John. Je ne pourrai pas assurer ta sécurité alors que j’aurais tout mon peuple à gérer pour éviter la guerre civile ou une destitution aussi radicale qu’immédiate. »
« Je suis ton protégé, ils n’oseraient pas me toucher. »
« En règle générale, oui. Mais là, avec ce foutu Gamer qui assassine impunément, les vampires disent que le ne les protège plus. Certains feraient n’importe quoi pour me déstabiliser, en profiter pour prendre ma place. Et assassiner froidement un humain que j’ai pris sous mon aile pour me mettre en rage ne fera ciller personne. »
« Mais Merida, je veux t’aider moi. »
« Si tu veux vraiment m’aider, ne viens pas, tu serais un poids pour moi au milieu de tous ces vampires. Déjà parce qu’on pourrait te confondre avec les autres, ensuite parce qu’on pourrait m’atteindre à travers toi. En mon absence, quitte la maison, n’importe qui pourrait décider d’y faire un raid dans l’espoir de toucher ce qu’il m’est cher. »
« Et je vais où ? »
« N’importe où. Dans un bar, un hôtel, ou même au bordel si tu veux, mais fais-toi oublier jusqu’à ce que je revienne. »

John hocha placidement la tête, et Merida ne put s’empêcher de sourire. Il ressemblait tellement à son créateur ! Autant elle était en rage de savoir qu’un inconnu s’en prenait aux vampires, autant elle deviendrait carrément dangereuse si quelqu’un s’avisait de toucher ne serait-ce qu’un cheveu de sa tête. Fermant sa cape verte, elle quitta la maison, et fila. Il ne lui fallut que peu de temps pour arriver sur l’île, les vampires ayant la capacité de courir vite, tellement vite d’ailleurs qu’ils ne font que rider la surface de l’eau quand ils sont à pleine vitesse. Elle n’était pas la première à arriver. A son entrée, les vampires se figèrent, et reprirent leurs activités quand elle agita la main. Avec plus de raideur, cependant, ils semblaient être mal à l’aise avec la reine des vampires dans leur dos. Rapidement, d’autres vampires arrivèrent. Et les festivités commencèrent. Chants, danses, musiques, et tout le toutim. Merida en fut très vite agacée. Par les crocs d’Arkhon, on tue des vampires et ces imbéciles dansent en rient ? Etaient-ils dont aussi stupides que les mortels qui ne verront jamais des siècles de connaissance s’étirer devant eux ? Elevée en bonne fille sang-pure de famille noble, et habituée à l’inexpressivité permanente de feu son créateur, Merida ne montrait pas ses émotions. Elle était assise sur une chaise, bien droite, les mains croisées sur les genoux. Elle ne savait pas trop ce qu’elle allait leur dire, mais si l’un d’eux osait remettre sa politique en question, il allait passer un très mauvais moment. A aucun moment son regard ne glissa vers Odessa, également présente à cette petite coterie. Elle savait très bien, de toute manière, que si un vampire tentait un coup d’Etat, Odessa serait vite là pour lui porter assistance, sait-on jamais que les autres décident de s’en mêler.

Accrochée au bras de son mari, Alba n’avançait pas très à l’aise et ce n’était pas sa robe (pourtant à moitié transparente) qui la troublait, mais bien la foule mondaine vampirique qui l’encerclait. Ses relations avec les vampires n’avaient pas toujours était au beau fixe, loin de là, par deux fois elle avait soutenu l’Ordre du Phénix, ce qui avait transformé sa famille en paria, des traitres à leur race. Un aide durant la grande chasse et la mort dramatique de Cal et Cred, avait changé un peu les choses, ils n’étaient toujours pas franchement appréciés, mais au moins toléré. La preuve cette invitation à ne réunion vampirique, ils n’auraient pas la parole, mais on leur accordait le privilège d’assister au débat.

Autour d’eux les gens semblaient rire et profiter de l’instant, mais ne voir que ça c’était ne pas être très regardant. Passé sur la surface on sentait les tensions entre de vieux clans, des tensions parfois centenaires qu’un rien pourrait faire exploser. Gian et elle s’était préparé en cas ou tout dérape. Dans chaque immense talon de ses chassures noires se cachait un couteau suisse et son chignon lui était tenu par deux baguettes. Ils étaient sans doute un peu paranoïaques, mais ils avaient perdu trop de gens qu’ils aimaient pour risquer de se perdre par accident. Surtout qu’ici ils n’étaient pas les plus puissant, malgré le vieux sang de Cred qui coulait dans leurs veines ils étaient tout jeune comparé à la majorité des vampires présent. Gian n’était même pas sensé exister.

Soudain Alba sentit le souffle de Gian contre son oreille, il lui murmurait de rester détendue que ce n’était pas si différent qu’une soirée chez des mortels, puis il ajouta avec humour « …à part peut-être concernant les toasts. ». Alba eut un sourire et le regard brillant elle fixa son mari un bref instant, avant d’en effet s’attarder sur leurs toast. Cela la mettait mal à l’aise il n’y avait pas assez d’humain pour que cela ne finisse pas en massacre.


- Si quelqu’un nous parle je te laisse faire. C’est toi le noble.


Doucement ils s’avancèrent dans la salle, le pas parfaitement accordé, aussi grand l’un que l’autre. Alba remarqua quelques regards de femme sur son conjoint, mais elle n’était pas jalouse. Il n’était qu’à elle, elle le savait très bien. Au bout d’un moment ils s’immobilisèrent, Alba ne savait qui saluer, elle ne connaissait personne, son maitre l’avait laissé éloigné de ses gens-là. Malgré l’appréhension, l’excitation commençait à naitre, il y avait probablement des gens bien comme partout. Elle avait hâte de les rencontrer.


- On danse ? proposa-t-elle à son conjoint.


Les occasions comme celle-ci n’était pas si nombreuse, ils passaient plus souvent leur vie dans des paysages grandioses que dans des bâtiments somptueux. Le château de barbe bleu, un fief sorcier irlandais, quelle audace ! La reine n’avait peur de rien. Mais eux n’ont plus, elle se rappela Pékin. Finalement Gian eut une moue faussement vexé (au bout de 133 ans de vie commune, elle le connaissait pas cœur) et annonça qu’il s’apprêtait à lui demander. Sa main glissa à sa taille et sensuellement il l’atira contre lui. Elle posa une main sur son épaule et emmêla ses doigts à la main libre de Gian avec un petit sourire en coin. Un pas en avant, un autre sur le côté et c’était parti ils dansaient.


- Argus était vraiment très vieux. Cred m’en avait parlé…


Tuer un vampire de cet âge n’était pas facile du tout. C’était inquiétant surtout, que le tueur tuait indifféremment des bébés que des maîtres. Soudain la reine vampire entra en scène. Aucun doute que se soit elle, tous les vampires se raidirent, Alba n'avait plus envie de danser et s'en excusa avec une moue penaude. Elle lâcha Gian et s'en alla s'installer contre un mur pour observer du coin de l'oeil la fameuse reine. Elle était belle, mais on aurait dit une statue. Ce n'était pas la première fois qu'ils la rencontraient. La seule impression que lui avait donné la reine c'était d'être moins pacifiste qu'elle le laissait paraître publiquement.

La haute noblesse avait de tout temps agi en vampire – à moins que ce soit la société vampirique qui ait calqué ses mœurs sur l’élite diurne ? la question était trop impertinente pour être posée, mais les faits restaient les faits et Giovanni Vespucci se contentait en pareille compagnie d’appliquer les règles implicites qu’il avait apprises au sein de l’aristocratie italienne. Fier mais poli, présent mais discret, il montrait tranquillement l’exemple à la femme de sa vie, accrochée à son bras, lui assurant avec un humour grinçant que rien ne changeait sinon les toasts. Toasts qu’ils ne toucheraient sans doute pas, du reste. Comme Alba son regard s’attarda sur un humain au regard ahuri qu’on invitait à se ranger à l’écart et aussitôt le vampire se félicita d’avoir pensé à se nourrir plus tôt dans la journée. Le consentement n’était pas indispensable, mais il aimait à savoir ce qu’il mangeait. Question d’éthique.

« Et c’est toi la voix d’or, fit-il remarquer, taquin, quand elle lui demanda de parler pour eux si on les abordait. Il fit un instant mine de réfléchir, puis admit : Raison de plus pour la garder pour moi. »

La salle était grande, belle, lumineuse, il y flottait un bon millier de chandelles. Dans cette atmosphère de conte de fées son Alba ressemblait plus que jamais à une princesse d’un autre temps – peu importait la naissance, elle en avait le port. C’était elle qui avait choisi les vêtements et il ne pouvait qu’admettre qu’elle les avait assortis à merveille. Évidemment elle n’avait pas oublié les accessoires indispensables si cela devait dégénérer : couteaux dans les bottes, aiguillons camouflés dans la boucle de la ceinture, ils étaient prêts à parer à toute éventualité. Y compris une soirée agréable. Il se moqua bien un peu d’elle quand elle l’invita à danser (qu’avait-elle derrière la tête pour inverser ainsi les rôles ?), mais il ne se fit en fait guère prier pour la faire tournoyer au rythme d’une musique de bal, main dans la main, épaule contre épaule. Moment intimiste, spectacle public, une occupation trop rare dans la vie de chasseurs solitaires de leur espèce. Ils n’en oubliaient pas pour autant la raison de leur présente en ces lieux, mais faisaient tout comme pour mieux se chuchoter ce qu’ils ne pouvaient dire en public :

« Nous verrons bien ce que la reine propose… »

En parlant d’elle, la voici qui arrivait. Il se souvenait très bien d’elle, de la dignité avec laquelle elle était venue leur assurer son soutien en privé (à défaut de pouvoir le faire publiquement) quand ils s’étaient retrouvés orphelins quarante ans plus tôt. Le pas d’Alba suspendit son mouvement, gênée par la présence de Merida. Une moue demanda pardon, un sourire le lui accorda. Ils n’avaient rien besoin de plus pour se faire comprendre. Si sa femme s’effaça rapidement lui s’attarda encore quelque peu pour jauger Sa Majesté d’un regard furtif. Il était curieux d’entendre ce qu’elle avait à dire, à défaut de pouvoir prendre la moindre initiative peut-être trouveraient-ils là l’occasion de faire leurs preuves dans la société vampirique… si sa dame l’approuvait, évidemment.